Enquête
Martigues :
La cocaïne
qui mène aux HLM qui mènent aux marchés truqués
Tout commence par une cargaison de purée
de bananes qui se révèle cacher un trafic international de drogue. Sur les
bords de l’étang de Berre, l’enquête a conduit à d’incroyables révélations
sur un système de corruption au sein de l’organisme de logements sociaux
de la ville. Une affaire aux allures de polar marseillais qui fragilise
la mairie, communiste depuis 1959.
Les chantiers juteux, comme celui
de la rénovation de l'ensemble Paradis Saint-Roch, ont suscité les
convoitises. (Olivier MONGE/Myop pour Libération)
par Laurent Léger publié le 12 mai 2022 à 20h04
Si le cargo parti d’Amérique du Sud à destination de Marseille avait, en ce
mois de février 2020, réellement transporté la cargaison prévue, c’est-à-dire
quelques tonnes de purée de banane, on dormirait encore sur ses deux oreilles à
la mairie de Martigues. Gaby Charroux, le maire communiste depuis 2009 de cette
ville des Bouches-du-Rhône, la quatrième municipalité du département acquise au
PCF depuis 1959, serait probablement le plus heureux des hommes. A 77 ans, à la
tête d’une ville de bord de mer au budget transfusé par l’Etat à coups de
millions (compensant la perte de la juteuse taxe professionnelle de l’industrie
pétrochimique), il pourrait être réélu aux municipales de 2021 et terminer son
mandat en beauté, voire parvenir à désigner son successeur. Après tout,
lui-même n’avait-il pas accédé au fauteuil de maire par le coup de pouce de son
prédécesseur ?
Mais voilà, pour peu qu’on y jette un œil, un système semble apparaître en
pleine lumière à Martigues. On est loin des grandes affaires qui occupent le
devant de la scène, loin des cas de François Fillon, qui vient d’être condamné en appel à quatre ans de
prison dont un ferme – il s’est pourvu en Cassation –, de Nicolas Sarkozy, qui attend son procès en appel, ou d’Eric
Dupond-Moretti, qui risque un renvoi devant la Cour de justice de la République
pour y être jugé pour «prise
illégale d’intérêts». Mais
nombre de collectivités en France connaissent leur lot de combines,
d’arrangements aux franges de la légalité, voire une délinquance financière qui
pollue la vie démocratique et entache l’égalité de tous devant la loi. Rien que
ces jours-ci, la mairie du Puy-en-Velay (Haute-Loire) est soupçonnée – a
raconté le Canard enchaîné – d’avoir truqué un marché pour les beaux
yeux de Laurent Wauquiez, l’ancien premier magistrat de la ville, ce que le
maire actuel dément. Le président de Nîmes-Métropole (Gard) et ancien député
européen Franck Proust a été condamné pour « trafic d’influence » à cinq
ans d’inéligibilité (il a fait appel). Au Barcarès (Pyrénées-Orientales), dont
le maire avait été condamné en 1999 pour « prise illégale d’intérêts » et
« fraude fiscale », le marché de Noël, possiblement entaché
d’irrégularités, fait désormais l’objet d’investigations financières. A
Canteleu, une petite municipalité de Seine-Maritime, la maire socialiste vient
d’être mise en examen pour « complicité de trafic de drogue ». Elle clame
son innocence. Onze personnes ont déjà été mises en examen dans ce dossier
instruit à Bobigny.
Revenons à Martigues. S’il a finalement été réélu maire aux dernières
élections, Gaby Charroux se retrouve assis sur un volcan et encerclé par les
juges. La faute à ces maudits Américains de la DEA, l’agence fédérale de lutte
contre la drogue, qui ont alerté les autorités italiennes et françaises qu’en
lieu et place de la banane, c’est de la cocaïne qui voyageait dans ce navire battant
pavillon des îles Marshall. Pure à «80 % », a raconté le
magazine GQ, la blanche devait être déchargée dans la banlieue de
Marseille. L’ancien député (2012-2017) Charroux n’avait rien à voir avec la
banane, encore moins avec les 3,3 tonnes de cocaïne remplacées in extremis par
une cargaison lambda – un mauvais coup des douaniers
italiens – dans le port de Livourne. Le petit souci, c’est que les 90 sacs censés être bourrés de drogue,
pistés jusqu’à leur déchargement, ont atterri dans une villa située à quelques
kilomètres de sa ville, à Saint-Mitre-les-Remparts. Le locataire en titre,
Alexandre Coulot, mis en examen, n’était autre qu’un entrepreneur connu au bord
de l’étang de Berre. Et de fil en aiguille, c’est vers un ami de ce
dernier, médiateur social à Martigues, que l’enquête s’est dirigée.
Acte I : les Bonnie and
Clyde de l’office HLM
Un drôle de gus que cet Adel Baha, costaud personnage à l’allure joviale.
Il n’est pas mis en cause dans le dossier de stups – déjà fort de près de 50
mises en examen – mais témoigne néanmoins devant les policiers. C’est là que
démarre l’affaire qui empoisonne depuis l’air de Martigues, déjà pas mal pollué
par l’industrie lourde des usines Seveso avoisinantes. Issu d’une famille
connue de la ville, il est doté d’un sympathique petit casier judiciaire, comme
l’a révélé le site Blast, qui note aussi que son frère est
mort assassiné au côté d’un parrain marseillais. « Mais Adel avait
purgé sa peine, et Gaby Charroux a accepté de lui donner une seconde chance », soupire
un proche de la mairie.
Baha est salarié comme « correspondant maintenance » par le
bailleur municipal, la Semivim, la société d’économie mixte (SEM) qui gère les
3 000 logements sociaux martégaux – un bras armé du communisme municipal qui fait
de la distribution des logements un levier d’intervention à l’intention des
classes populaires. La SEM a le maire de Martigues pour PDG et l’une de ses
directrices n’est autre que Mme Baha – Patricia Baptiste à la ville – une
militante communiste qui fut l’omniprésente conseillère de Gaby Charroux à la
tête du bailleur social avant de prendre le poste de directrice du patrimoine.
La dame a été de surcroît l’incontournable cheville ouvrière de ses récentes
campagnes électorales. Certains surnomment cette femme de convictions, parlant
haut et fort, « l’œil » du maire… Selon un témoin interrogé par les
enquêteurs, avec le directeur de cabinet, c’était elle « qui avait le pouvoir
» au sein de la société.
Edito
A Martigues, les dessous d’un « pacte de corruption » à la française
12 mai
2022
Officiellement, Adel Baha gère d’abord les changements d’ampoules,
l’enlèvement des encombrants ou les réparations de fuites d’eau dans les
immeubles HLM, avant d’être nommé en 2016 médiateur social. En réalité, on ne
le croise jamais à la Semivim ; il s’occupe de ses associations d’entraide
locale, qu’il fait sponsoriser par des patrons bénéficiant de marchés locaux,
avec qui il est vu régulièrement au restaurant. Il organise des tournois de
foot ou des fêtes de quartier (tous les « ingrédients d’une politique clientéliste
», selon un élu) et s’amuse au casino. Souvent et beaucoup : les
policiers découvrent que le médiateur est joueur. Il a engagé pas moins de 700
000 euros sur un an et gagné 900 000 euros. Au Loto, petit bras, il n’a misé
que 110 000 euros en une année, et en a engrangé 146 000. Aux 1 800 euros
mensuels versés par la Semivim, il ajoute chaque mois – révèle l’enquête – des
salaires versés par des entreprises de construction et quelques gros chèques
versés par les mêmes, qui l’utilisent comme « apporteur d’affaires » …
Le flambeur semble constituer l’une des chevilles ouvrières d’un système
dont les enquêteurs tentent d’appréhender le périmètre, et qu’il dévoile –
partiellement – de lui-même. Allez comprendre : pensant tomber dans un trafic
de stups, Adel Baha balance à la police, comme pour se tirer d’affaire, les
drôles de pratiques au sein de la Semivim, notamment les liens incestueux avec
quelques patrons de boîtes de BTP. Ce témoignage clé est transmis à une autre
section du parquet marseillais, qui ouvre une enquête préliminaire le 9 avril
2021. Après quelques mois d’investigations, d’auditions et d’écoutes
téléphoniques, les policiers vont rédiger le 12 octobre 2021 un rapport de
synthèse des plus éclairants où se bousculent les vilains mots de corruption, de
favoritisme et de rétrocommissions versées par les entreprises.
Acte II : la manne de
l’argent public
Selon le document consulté par Libération, Adel Baha,
bénéficiant d’informations privilégiées données par sa femme (laquelle assiste
sans voix délibérative aux réunions des commissions d’appels d’offres), « touchait
» – généralement quelque 10 % – pour faire en sorte que son pote entrepreneur, Alexandre Coulot, devienne
sous-traitant des sociétés qui avaient des chantiers de la part de la Semivim.
Tout le monde était gagnant : le couple percevait des rémunérations
sonnantes et trébuchantes ou des vacances tous frais payés en Grèce ou en
Turquie ; et grâce à cet « apporteur d’affaires », les sociétés de Coulot ont
pu décrocher 400 000 euros de marchés en sous-traitance. Bref, un « pacte de
corruption » aurait été noué entre Adel Baha, sa femme Patricia
Baptiste et l’entrepreneur Alexandre Coulot – ce dernier est même membre de
l’association de Baha et la finance. Adel Baha percevait également de belles
sommes de la part d’autres entreprises. Le « positionnement de son épouse », note
le rapport, lui permettait en effet de « monnayer des informations » permettant
aux sociétés qui passent au guichet de se « positionner » à des
prix inférieurs à ceux des concurrents. Mais ça n’a pas marché à tous les coups
: un entrepreneur confi sur procès-verbal qu’il a versé 70 000 euros de
pots-de-vin et n’a pas décroché le marché pour autant. La vénalité n’est pas
une science exacte. Aucun des avocats de ces protagonistes n’a souhaité faire
de commentaires.
Le maire
communiste de Martigues, Gaby Charroux, le 13 février 2014. (Olivier
MONGE/Myop pour Libération)
Ce « pacte de corruption » se
retrouve en tout cas au cœur du rapport de synthèse qui sert de base à
l’ouverture, le 14 octobre 2021, d’une information judiciaire au tribunal de
Marseille pour « corruption » active et passive, « trafic d’influence
» actif et passif, « favoritisme » et « recel de favoritisme
», « prise illégale d’intérêts ». Ceux qui ont essayé de profiter,
contre rémunération, des informations « primordiales » – selon le
mot de Patricia Baptiste saisi lors d’une conversation téléphonique écoutée par
les enquêteurs – sur les contrats de la société, on les connaît : ce sont
nombre d’entrepreneurs qui participent aux chantiers, souvent les mêmes, ou qui
ont tenté de décrocher des contrats. Ils défilent devant les policiers pour
témoigner, certains sont d’ores et déjà mis en examen : Alexandre Coulot (Jumpy
Kids), Thierry Dimitriadis (Puzzle Construction), le représentant régional du
groupe Omnium, Régis Deutschmann et une série d’autres à qui sont reprochés «
trafic d’influence » ou « blanchiment », comme cet
employé municipal à Istres. Aucun n’a répondu aux sollicitations de Libération.
Les plus petits contrats, ceux de
l’entretien et des réparations quotidiennes, semblent souvent traficotés : les
policiers soulignent que pour les marchés de moins de 40 000 euros, la Semivim
pouvait recourir à des procédures simplifiées, plutôt que de passer par de
lourds appels d’offres, qu’il suffisait de signer à quatre mains – celles du
couple Baha, qui ne s’en prive pas. Une conversation téléphonique captée en
juillet 2021 suggère qu’ils demandaient parfois à certains patrons de revoir
leur copie en baissant leur devis sous le fameux seuil, histoire de pouvoir les
favoriser sans obstacle. Quant aux chantiers les plus juteux, ceux portant sur
la réhabilitation d’immeubles entiers et de centaines de logements, comme celui
de l’ensemble Paradis Saint-Roch, ils ont suscité des appétits voraces.
Acte III : l’envers du
Paradis Saint-Roch
« Paradis Saint-Roch a le potentiel pour vivre une expérience de
nouvelles pratiques urbaines », s’était-on exclamé en 2019 au sein du
conseil de quartier de cette résidence gérée par la Semivim, avec ses 434
appartements et 15 millions d’euros de budget de rénovation. Les travaux promis
se faisaient alors attendre… Les nouvelles « pratiques urbaines », les
habitants n’en ont jamais vu la couleur, mais la justice, elle, a mis la
résidence au cœur de ses investigations. Un ancien cadre du bailleur social a
expliqué à la police qu’après son départ, il avait été sollicité « à
plusieurs reprises » par des entreprises se plaignant d’être l’objet
de « racket » et de paiements de commissions en échange des marchés
correspondants.
Les offres venaient d’être examinées quand un intermédiaire vient faire
passer à l’entrepreneur un message : « Vous avez été retenu. Si vous voulez l’opération, il va falloir payer 300 000 euros. »
Un patron de boîte de travaux a ainsi confié à un adjoint municipal de
Martigues, Frédéric Grimaud, administrateur de la Semivim et enseignant dans le
civil, l’étrange visite qu’il a reçue au moment où, associé avec deux autres
entreprises, il soumissionnait au marché des façades et de l’isolation de la
résidence, un lot de plusieurs millions d’euros. Les offres venaient d’être
examinées quand un intermédiaire vient lui faire passer un message : « Vous
avez été retenu. Si vous voulez l’opération, il va falloir payer 300 000 euros.
» Après avoir ignoré la demande, le chef d’entreprise recontacte le
messager. « Trop tard. Votre concurrent a accepté notre proposition.
C’est lui qui aura l’affaire », lui répond-on.
Rapidement, une lettre, très détaillée mais anonyme, atterrira sur le
bureau du procureur d’Aix-en-Provence. Quelques mois plus tard, le 19 novembre
2021, après avoir longtemps hésité, l’adjoint qui avait recueilli la confidence
prendra lui aussi sa plume pour dénoncer au procureur cette tentative
d’extorsion, avant de se rendre chez le maire pour lui raconter l’affaire, tout
en protégeant l’anonymat du chef d’entreprise, qui dit craindre les
représailles. Gaby Charroux a peu apprécié l’initiative : après avoir reçu son
adjoint, il s’est empressé d’écrire lui aussi au parquet et a expédié lettre et
huissier à l’élu pour lui enjoindre de révéler le nom de l’entrepreneur-victime
– il y allait de sa responsabilité d’administrateur de la société paraît-il.
Frédéric Grimaud a depuis démissionné de ses mandats. Et a mis les enquêteurs
sur la piste de l’intermédiaire véreux.
C’est le 7 décembre 2021 que l’affaire commence à meubler les conversations
du tout-Martigues. Ce jour-là, la police mène une longue perquisition dans les
locaux de la Semivim et interpelle Adel Baha et Patricia Baptiste. Il y avait
bien eu à l’automne les articles du Ravi et de Blast. Le
maire s’était permis des mots peu amènes à propos du journal satirique : « J’ai
lu avec attention cette page pourrie qui se revendique du journalisme et qui
est une saleté infâme. » L’ébullition médiatique retombée, les petits
arrangements avaient repris. Mais l’enquête se déroulait en secret. Après une
longue garde à vue, le couple Baha-Baptiste est alors mis en examen et placé en
détention provisoire. Début mai 2022, près de 15 personnes – dont une société
de travaux – ont déjà été mises en examen, et d’autres sont bientôt convoquées.
Acte IV : trucages et
appels d’offres
Les entreprises semblent avoir profité de la manne des marchés publics de
Martigues, les Bonnie and Clyde de la Semivim également, mais qu’en est-il à la
mairie ? Officiellement, circulez il n’y a rien à voir. Gaby Charroux est un
maire qui dort tranquille, se dévoue à ses administrés et a découvert l’affaire
avec les perquisitions policières, point barre. Il est pourtant le président de
la Semivim. Tout se faisait à l’insu de son plein gré ? En tout cas, soupire un
élu, « l’affaire déstabilise soixante ans de gestion sereine au service de
l’intérêt public ». Notre témoin loue l’investissement municipal important
dans les services publics, les structures culturelles, les centres sociaux, la
gratuité de nombreux services, des classes de neige au conservatoire municipal,
le recours à une gestion municipale de l’eau…
Apparaissant de plus en plus tendu, le maire confie en privé s’attendre à
être le prochain sur la liste des prises judiciaires, une liste qui touche déjà
sa mairie. Mehdi Khouani, l’un de ses adjoints de quartier (communiste), à la
fois membre de la commission d’appels d’offres de la Semivim et homme
d’affaires œuvrant à la ville dans l’immobilier, a été passé à la moulinette
début avril et est mis en examen pour « favoritisme ». Il était «
très actif pour que les entreprises qu’il souhaitait voir retenues le soient
», assure un témoin à Libé. « J’ai toujours fait ce qui
me semblait le plus juste dans l’intérêt des locataires et de la société »,
nous objecte celui qui n’a plus le droit, depuis sa mise en examen, de
rencontrer le maire et de se rendre dans les locaux de la Semivim. Une autre
adjointe, Linda Bouchicha, elle aussi membre de la commission d’appel d’offres
et administratrice du bailleur, est convoquée chez le juge le 19 mai.
Ces marchés de rénovation de la résidence Paradis Saint-Roch, examinés le
27 janvier 2021 par la commission, ont fait l’objet de tant de pressions… Leur
attribution a-t-elle été truquée ? Selon l’enquête, des interventions auraient
eu lieu pour favoriser une entreprise arrivée deuxième dans l’analyse des
offres réalisée par l’architecte. Une dizaine de critères distincts auraient
été corrigés. « Oui, des modifications ont été apportées lors de cette
réunion. Mais il y avait des erreurs d’appréciation du maître
d’œuvre et des techniciens, c’était donc normal d’intervenir », soutient
un proche de la mairie, démenti par un témoin : « L’architecte qui avait
étudié les propositions des quatre sociétés candidates est très expérimenté et
a bonne réputation. » C’est ce que vérifient actuellement les
policiers, qui ont entendu l’architecte et le bureau d’étude chargés de
décortiquer les offres des sociétés candidates.
Le juge a en effet estimé que l’adjoint Mehdi Khouani aurait fait
« modifier », notamment lors de cette commission, « le
classement des offres » en faveur des sociétés Omnium Façades et
Puzzle Construction. Quant à la directrice générale de la Semivim, Corinne
Dupont, elle est mise en examen pour les mêmes faits de « favoritisme ». Le
juge a listé près de vingt personnes qu’elle n’a pas le droit de rencontrer,
dont le maire, ainsi que ses salariés.
Acte V : mais que savait
vraiment le maire ?
Lors du conseil municipal du 29 avril 2022, Gaby Charroux a vivement
rappelé, lisant un texte visiblement préparé par des avocats, que la mise en
examen ne vaut pas condamnation et que la présomption d’innocence s’applique.
Car le PDG de la Semivim n’a pas licencié sa directrice générale, en arrêt
maladie depuis sa mise en examen et toujours officiellement en fonction. Mais
lui qui assure n’avoir rien su, n’aurait-il pas dû être informé des activités
du couple Baha-Baptiste et des tractations menées autour des marchés par
Corinne Dupont ? Cette dernière (qui n’a pas répondu à Libération) n’a-t-elle
pas manqué de loyauté envers son patron en omettant de lui rendre compte ? Pour
le maire-PDG cherchant à préserver sa numéro 2, la position est intenable. A
tel point que les démissions au sein de son conseil municipal se succèdent.
Politiquement, Charroux doit démontrer qu’il ne connaissait rien du système
mis en place pour pomper des rétrocommissions sur les marchés de la SEM qu’il
préside et, surtout, que lui, voire le Parti communiste local, n’en ont pas
profité. Mais comment expliquer la complaisance à l’égard de ce médiateur
social si particulier, qui utilise parfois des locaux communaux ou du PCF dans
le cadre de ses activités associatives, et est l’époux d’une de ses proches
collaboratrices ? « Il faisait confiance à Patricia Baptiste, il semble
qu’elle en a abusé et a fait entrer le loup dans la bergerie », soutient un ami du maire. Manière de dire que
l’édile était sous influence ? Pour nombre de
salariés du bailleur ou d’opposants au conseil municipal, le maire ne pouvait pas ignorer que la
Semivim était susceptible de servir de tirelire. L’avocat de la SEM, Hugo Gervais, insiste : « Le maire n’était au courant de rien, il considère que la
Semivim est victime des agissements des personnes mises en examen ».
Gaby Charroux tente de prouver sa bonne foi en se constituant partie civile
au nom de la Semivim, et dénonce lui-même, avec une plainte déposée le 26
janvier 2022, de nouveaux agissements imputés à Adel Baha et « possiblement
», écrit son avocat, à Patricia Baptiste. Au cours d’un audit interne mené
au sein du bailleur à la demande de la Ville, il aurait été en effet constaté
que Baha aurait acquis du matériel et de l’outillage, climatiseur, fils
électriques, ampoules ou autre marteau-piqueur « pour ses besoins personnels
», sur les fonds de l’entreprise, pour un montant de quelque «50
000 euros ». Les commandes étaient validées par madame.
De surprenantes requêtes n’auraient-elles pas dû l’alerter ? Un jour de
2019, il est passé dans la tête d’Adel Baha l’idée de vouloir acheter un, puis
deux terrains municipaux à bâtir. Avec son épouse, ils avaient de beaux projets
: la construction d’une villa avec piscine et garage. Une opération à plusieurs
centaines de milliers d’euros, sans que la direction de la Semivim ne se pose
la question toute simple : comment un employé payé 1 800 euros – officiellement
Baha était le seul acheteur – pouvait-il avoir la surface financière suffisante
pour une telle acquisition ? Autre interrogation : comment est-il possible que
pendant si longtemps il ne soit venu à personne l’idée qu’il ne serait pas
inutile que le conseil d’administration se prononce publiquement avant de
vendre des terrains à l’un de ses salariés, question de transparence ?
Ce fut finalement fait, après intervention d’un des directeurs. Baha argua
alors d’un refus de prêt bancaire pour abandonner son projet. Entendu par le
juge, Gaby Charroux a assuré qu’il s’était senti « gêné » par le
projet et qu’il s’y serait « opposé ». Mais il défend son ancien
salarié (viré depuis son arrestation), réfutant que son emploi ait été « fictif
». Il y a aussi ces signalements portés à la connaissance du maire. Le
19 novembre 2021, il a reçu, en compagnie de son directeur de cabinet, son
adjoint venu lui rapporter la « tentative d’extorsion » à 300 000
euros. Quelques mois auparavant déjà, le 21 avril 2021, l’un des directeurs du
bailleur social était venu dans son bureau effectuer un déballage en règle :
l’emploi potentiellement fictif d’Adel Baha, les comportements suspects
vis-à-vis des entreprises, le climat de peur au sein de la Semivim depuis
l’agression d’une de ses collègues… En tout cas, Charroux n’est pas à ce stade
mis en examen.
Acte VI : coups de bâton
sur le parking
Parmi la petite quinzaine d’avocats entrés dans le dossier, l’un d’eux
reconnaît : «
Dans cette affaire, on est en plein
polar marseillais. » Le gâteau à portée de main a
fait tourner des têtes et semble avoir ouvert les vannes de la violence. Le 5
mai 2020, soit quelques jours après la publication de l’appel d’offres relatif
au chantier de Paradis Saint-Roch, une cadre de la Semivim, l’un des maillons
importants de la prise de décision sur les marchés, est frappée à coups de
bâton sur le parking de la boîte. L’agresseur, cagoulé, est reparti
tranquillement à pied. « Le mode opératoire était clairement local », détaille
un avocat. Le 25 mai, nouvelle agression. Même modus operandi, et surtout même
victime, tabassée une seconde fois à coups de gourdin. Dans les couloirs de la
Semivim, entre les insultes ou invectives qui fusent ces temps-ci, on entendra
un jour un élégant : « Y a que des putes et des salopes ici, on ne peut rien
faire car elles déposent plainte au commissariat. »
La cadre agressée travaille toujours dans la société, mais ce n’est pas le
cas de nombre de ses collègues. C’est fou comme l’arrivée de Patricia Baptiste
comme directrice du patrimoine, début 2017, a coïncidé avec une inflation des
départs. Son management est qualifié de « toxique » par des témoins
qui évoquent même, le mot est fort, un climat de « terreur » :
depuis cette date, plus de quinze salariés sur une cinquantaine ont claqué la
porte, se sentant dénigrés, poussés à bout, humiliés.
L’encadrement n’est pas épargné : le directeur général, qui dès 2018 est
allé – en vain – voir le PDG-maire pour s’en plaindre, a fait une attaque
cardiaque en juin 2019 et ne remettra plus les pieds dans la société ; le
directeur financier, la DRH, la cheffe comptable, la contrôleuse de gestion ont
été harcelés ou poussés dehors. La prise de pouvoir semble totale. Trois
délégués du personnel ont signalé à nouveau à Gaby Charroux en novembre 2020
les problèmes de harcèlement. « On travaille avec des voyous »,
s’indignent-ils alors devant lui en évoquant la double agression. L’avocat de
la Semivim évoque quant à lui des plaintes pas forcément caractérisées et une
enquête sociale, menée après la saisine de l’inspection du travail, ayant
décelé un « mal-être à améliorer » mais « pas de harcèlement ». Une
nouvelle enquête interne à la fin de 2021 aurait selon lui conclu à « six ou
sept » cas de problèmes relationnels, après qu’un droit d’alerte avait
été exercé par la déléguée syndicale de la SEM.
Nombre de salariés ou anciens employés de la Semivim, soudés entre eux par
les épreuves et liés par une ribambelle de groupes WhatsApp, risquent en tout
cas de ne pas être d’accord avec ces conclusions. Quasiment tous entendus comme
témoins par la police, ils communiquent entre eux en permanence et guettent les
moindres avancées de l’enquête judiciaire. L’ambiance lourde a dépassé les murs
du siège du bailleur social, surnommé le « bateau blanc » à Martigues. Un
entrepreneur confronté au système de corruption autour des marchés publics
confie avoir « peur des représailles » s’il témoignait dans Libération. «
L’affaire hante mes nuits. »
Le « harcèlement » a conduit « l’omertà » à
s’installer au sein du bailleur social de Martigues, permettant de « couvrir
un système corruptif » : devant la
police, un ex-cadre avait en ces quelques mots lapidaires résumé les menaces
qui risquent de faire exploser plus de soixante ans de gestion communiste
locale.
Deux audits du bailleur social
En février 2020, l’Agence
nationale de contrôle du logement social (Ancols) a lancé un audit de la
Semivim, dont le rapport final, encore inédit, a été remis fin avril à la
mairie de Martigues et au bailleur. Le document « confidentiel » de 49 pages
dresse une liste d’irrégularités longue comme le bras. La SEM «se trouve
actuellement en situation de grande faiblesse organisationnelle. De nombreux
postes, notamment de direction, ne sont pas pourvus, la définition des
frontières entre directions n’est pas claire, les procédures manquent ; de
plus, un changement de système d’information mal conduit a amplifié la
désorganisation, signale le rapport. Il est nettement apparu que la société
doit améliorer ses procédures de commande publique, la gestion des attributions
de logements ». L’Ancols pointe que « les départs, absences et difficultés de
la direction à encadrer les collaborateurs ont conduit à la réalisation de deux
audits, dont aucun n’a été mené à son terme ». Certes, le management et
certaines procédures internes ont été revus depuis la date de réalisation de
l’audit, notamment sous la houlette des proches du maire qui débarquent à la
Semivim à tout bout de champ alors qu’ils n’y ont aucune fonction. Les salariés
apprécieront la reconnaissance du « mal-être des agents », selon le rapport,
qui souligne aussi que « les données concernant les attributions de logements »
n’ont pas été remises aux contrôleurs de l’Ancols et que le taux d’appartements
vacants est particulièrement élevé dans le parc géré par la Semivim. La Caisse
des dépôts, entrée à son capital en janvier 2022 via sa filiale Adestia à
hauteur de 10 %, a-t-elle aussi initié un discret audit de la situation.
L’organisme vient de dépêcher un cabinet « indépendant », répond-il à
Libération, afin de dresser « une analyse des conditions actuelles de
fonctionnement et de continuité de l’activité » au sein de ce drôle de bailleur
social.
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